Léonard Joseph Prunelle de Lière

(1740-1828)

 

Un disciple méconnu du Philosophe Inconnu

 

 


 Bibliothèque Municipale de Grenoble
Fonds Prunelle de Lière, dossier T.4188, XXX, 02.

 

Léonard Joseph Prunelle de Lière (1740-1828), est un personnage attachant, dont le rôle, trop méconnu auprès de Louis-Claude de Saint-Martin (17431803), fut cependant très important, voire essentiel, notamment dans la publication des œuvres après la naissance au Ciel de celui qui se fit connaître sous le nom du « Philosophe Inconnu ».

 

Né le 17 mars 1740 à Grenoble, avocat, propriétaire ayant des relations avec Saint Domingue, botaniste et minéralogiste à ses heures, Prunelle de Lière s’éteingnit à Paris le 12 mars 1828. Son nom d’ordre au sein du Régime Écossais Rectifié était : Josephus eques a Tribus oculis.

 

I. Un disciple précoce de Saint-Martin

 

Administrateur de la commune de Grenoble à compter de 1791, puis élu Député à la Convention en 1792, il se prononcera contre la mort du Roi, et proposa un simple bannissement. Il souhaitait que Louis XVI soit jugé, non par les députés de la Convention (on imagine pourquoi), mais par des commissaires nommés dans les départements, laissant la possibilité au monarque d’en appeler au peuple dans des assemblées primaires, c’est-à-dire constituées d’hommes choisis pour leur qualités morales.

Prunelle de Lière fut un authentique disciple de Saint-Martin, de manière précoce à compter de 1776. Il passera les dernières années de sa vie dans une intense et fervente dévotion, traduisant directement de l’hébreu, les Psaumes et le livre d’Isaïe

(1821).

 

Dès 1773 Prunelle de Lière est membre de la loge « La Bienfaisance » à l’Orient de Grenoble ; membre en 1776 de l’Ordre des Chevaliers maçons Elus coëns de l’Univers, il assiste à presque toutes les réunions et tenues à Lyon auprès de JeanBaptiste Willermoz (1730-1824). Son influence ira d’ailleurs croissante au Collège métropolitain, puis au Collège de Grenoble, où il introduisit les frères grenoblois André Amar (1755-1816) et Joseph-Marie Barral de Montférat (1742-1828).

 

Voici comment Alice Joly, dans son ouvrage consacré à Jean-Baptiste Willermoz, décrit, à la fois l’état du Collège de Grenoble, et la sensibilité spirituelle de Prunelle de Lière : « Le Collège de Grenoble comprenait le Commandeur de Savye [sic pour Sayve],

Yves Giroud, Dépositaire, Joseph Prunelle de Lière, Censeur, André Faure et FrançoisHenry de Virieu. Tous avaient été reçus en 1779, l’année même où leur loge la Bienfaisance avait été rectifiée par le Directoire de Lyon. Nous sommes mieux renseignés encore sur la vie du Collège de Grenoble. Les lettres du comte de Virieu, celles de Giroud et de Prunelle de Lière, montrent qu’une collaboration intime s’établit très vite entre le Collège Métropolitain et sa filiale dauphinoise. A Circulis [Virieu] se montrait Profès aussi convaincu qu’il s'était montré zélé Chevalier Bienfaisant.

Il débordait d’enthousiasme : « je vous reconnais pour mon maître à tous égards, écrit-il à Willermoz en 1780 ; et cet aveu plaît à mon cœur sans coûter à mon amour-propre. » On peut supposer que le Dépositaire des Profès apprécia à sa juste valeur ce témoignage de déférence, qui lui venait de la part d’un de ses disciples les mieux nés ; quoi qu’il en soit, il le recommanda, en 1782, à Claude de Saint-Martin, comme possédant toutes les qualités du véritable « homme de désir. Léonard Prunelle de Lière, autre Grand Profès grenoblois, donnait aussi de grandes satisfactions à son directeur spirituel. Si Virieu l’emportait par l’activité, Prunelle le dépassait par la ferveur. La doctrine qu’on lui enseignait lui parut si importante, qu’auprès d’elle les questions d’administration maçonnique lui semblaient fastidieuses et de faible intérêt ; il trouvait pesantes les dignités et les charges dont on l’avait revêtu.

 

Son désir d’être laissé tout entier à soi-même, le besoin de recueillement qu’il exprime font penser qu’il était doué pour la vie contemplative et rappelle les désirs analogues qu’exprima souvent Saint-Martin. Prunelle de Lière ne s’élevait pas jusqu’à souhaiter la vision béatifique et l’union avec Dieu ; selon la méthode particulière que lui avait transmise Willermoz, son « attention continue » se fixait plus modestement sur les « êtres bienfaisants », intermédiaires célestes. Cela était bien suffisant pour que son ambition intérieure fût fort vive et pour qu’elle s'exprimât en termes émus. Il ne critiquait en aucune façon le but idéal que son maître proposait à ses efforts, mais sentait quelle difficulté il y a à se dégager véritablement de toutes les choses sensibles et matérielles, pour faire renaître en soi l’Homme-Dieu primitif. » [1]

 

II. Au service de l’œuvre du Philosophe Inconnu

 

Lié au sénateur Lenoir-Laroche (1749-1825) [2], Prunelle de Lière fut immédiatement averti par ce dernier de la Naissance au Ciel du Philosophe Inconnu, le 14 octobre 1803 ; Louis-Claude de Saint-Martin était en effet venu rendre visite ce jour là à ses amis dans leur propriété d’Aulnay dont il aimait la douceur. [3]

Ce que l’on sait moins, c’est qu’à la disparition du Philosophe Inconnu, c’est Prunelle de Lierre qui, aidé par Gilbert, recueillit et sauva de l’oubli et de la dispersion une grande partie de l’héritage littéraire de Saint-Martin. C’est lui qui paya à sa sœur, Mme de l’Estenduère, devenue l’unique héritière du Philosophe Inconnu, les manuscrits des traductions de Jacob Boehme (1575-1624), c’est Prunelle de Lierre, enfin, qui se chargea de couvrir les frais de l’impression des « Quarante questions sur l’âme », et de la « Triple vie de l’homme ».

 

Par ailleurs, c’est encore lui qui s’engagea à verser la somme nécessaire pour l’impression de la Notice sur Saint-Martin, qu’écrivit Tourlet [4] ; l’impression de la notice a coûté à Prunelle de Lierre 60 livres payées le 11 floréal an 11. Toute la correspondance et les factures concernant l’impression des œuvres de Boehme traduites par Saint-Martin, échangées entre Prunelle de Lierre et la librairie Migneret, est d’ailleurs conservée à la Bibliothèque Municipale de Grenoble dans le fonds Prunelle de Lierre (MS 90592) [5].

 

III. La fervente piété d’un initié selon l’interne

 

D'autre part, il convient de savoir que Prunelle de Lière sera l’objet d’une lettre non datée, mais qui doit être selon toute vraisemblance de 1775, de recommandation de la marquise de Lusignan à Jean-Baptiste Willermoz : « Monsieur Prunel (sic) vous remettra ma lettre Monsieur. C’est une honnête âme et sensible, il a vivement désiré d’être des nôtres. M. D’Hauterive l’a rudoyé, sans employer aucun raisonnement. Un homme accoutumé à l’étude et aux sciences goûte peu cette manière. Il était parfait athée. J‘ai pris une marche tout autre que d’Hauterive pour le tirer de là (la persuasion) je le vois au point de la prière […]. Il a retardé son voyage, laissé ses affaires pour voir M. de Saint-Martin, je le lui faisais attendre, espérant qu’il changerait sa situation, mais ses affaires le commandent, il part bien fâché de ne rien avoir. Voyez Monsieur ce que vous pouvez faire pour lui. Vous ferez une bonne action, il sait par cœur le livre Des erreurs et de la vérité. » [6]

*

Il y a lieu de signaler enfin, une œuvre intéressante de Prunelle de Lière, le livre « Pensées et considérations morales et religieuses », sorte de commencement de réponse aux questions d'ordre du Régime Écossais Rectifié, sa traduction des Prophéties d'Isaïe, nous replongeant à de nombreux endroits dans les arcanes du Traité sur la réintégration des êtres de Martinès de Pasqually (+ 1774).

 

 

Notes.

 

1. A. Joly, Jean-Baptiste Willermoz, Un Mystique lyonnais et les secrets de la francmaçonnerie, Protat Frères, 1938, pp. 134-138.

 

2. Avocat et journaliste né à Grenoble, Jean-Jacques Lenoir-Laroche fut l'un des amis de Louis-Claude de Saint-Martin. Comme son compatriote et ami Prunelle de Lière, il était franc-maçon et Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte. Dès 1789, il deviendra Grand Profès. Lenoir-Laroche jouira d'une grande considération à Grenoble. Son mémoire intitulé Considérations sur la constitution des états du Dauphiné applicables aux États généraux lui permettra d'étendre sa notoriété jusqu'à Paris. En 1789, il est nommé député. Après avoir quitté le Dauphiné, il semble prendre ses distances avec la maçonnerie. Installé à Paris, il entrera au « Conseil des Anciens », institution composée de deux cent cinquante membres de plus de quarante ans, mariés ou veufs. Ce conseil est, avec celui des Cinq-Cents, l'une des deux assemblées détenant le pouvoir législatif entre 1795 et le coup d'état de Brumaire (9-10 novembre 1799). Au cours de cette période, Jean-Jacques Lenoir-Laroche est en relation avec Louis-Claude de Saint-Martin. Dans son journal, ce dernier précise :

« J'ai passé délicieusement la soirée du dernier jour de l'an 1799 du XVIII e siècle chez ma bonne amie Mme Lenoir-Laroche, une des femmes des plus vertueuses que j'aie connues, et qui a des vues très louables sur l'éducation des jeunes personnes de son sexe. » (Mon portrait historique et philosophique, 1789-1803, Paris, Julliard, 1961, n° 976, p. 399.)

Comment les deux hommes se sont-ils connus ? Il est possible qu'ils se soient rencontrés à Lyon, dans le cadre des activités du R.E.R., à moins que ce ne soit dans les salons de la duchesse de Bourbon, que fréquentaient plusieurs anciens Chevaliers Bienfaisants du Lyonnais et du Dauphiné, comme Périsse-Duluc. À Paris, Jean-Jacques

Lenoir-Laroche et sa femme Claire demeurent au Carré Geneviève, École centrale du Panthéon, n° 8, puis au 803 de la rue Porchet, faubourg Saint-Germain. En 1800, ils acquièrent une maison de campagne, dite La Colinière, à Aulnay, commune de Châtenay, près de Paris. Louis-Claude de Saint-Martin, attiré par la douceur de ce lieu surnommé la Vallée aux loups, aime à venir dans cette grande maison. Il semble toutefois que ses relations avec ses amis aient été assez espacées pendant un certain temps. Selon ce qu'on peut déduire de son Portrait, elles ne reprennent véritablement qu'en 1803 :

« Pendant le voyage que j'ai fait à Chamarandes et à Lormois, Mme La Roche-Le Noir (sic) est venue me chercher à Paris, pour renouer notre liaison qui s'était un peu ralentie. J'ai trouvé cette digne personne aussi excellente qu'à son ordinaire. Mais son mari, que j'ai revu aussi dans le même temps, m'a paru être actuellement en avant de sa femme ; tandis qu'antérieurement, c'était la femme qui m'avait paru en avant de son mari. » ( Mon portrait…, op. cit., n° 1102, p. 432.)

Jean-Jacques Lenoir-Laroche s'occupera auprès d'Antoine Lamaignère, juge de paix du premier arrondissement de Paris, lieu où Saint-Martin était domicilié, des formalités administratives occasionnées par le décès du Philosophe inconnu. (À cette époque, il habitait au n° 668 de la rue Saint-Florentin, actuellement le n° 5 de la même rue). Le sénateur avait-il, comme on le prétend, tiré un trait sur ses activités maçonniques ? Notons qu'il reste en relation avec Jean-Baptiste Willermoz. Dans l'une de ses lettres datée de 1811, il évoque en des termes chaleureux celui qu'il nomme « notre ami Saint Martin » (Ms 5890, bibliothèque de Lyon).

 

3. Dans son Portrait historique et philosophique, le Philosophe inconnu évoquera le mélange de joie et de mélancolie que lui procurait la campagne à Aulnay :

« La vue d'Aulnay, près Sceaux et Chatenay, m'a paru agréable autant que peuvent me le paraître à présent les choses de ce monde. Quand je vois les admirations du grand nombre pour les beautés de la nature, et les sites heureux qu'elle nous présente, je rentre bientôt dans la classe des vieillards d'Israël qui, en voyant le nouveau temple, pleuraient sur la beauté de l'ancien (1er d'Esdras 3, 1213). » (Mon portrait…, op. cit., n° 1106, p. 433.)

Le 14 octobre 1803, Saint-Martin vient passer la journée à Aulnay. Il ignore que La Colinière sera sa dernière demeure. En effet, le lendemain, Lenoir-Laroche écrit à Prunelle de Lière :

« Venez nous voir, mon cher Delierre ; nous avons besoin de nous consoler mutuellement de la perte commune que nous venons de faire et à laquelle vous ne vous attendez sûrement pas. Ce pauvre St Martin !… il est venu nous voir hier à Aulnay, il est arrivé à trois heures ; il s'est mis au lit à dix heures assez bien portant. À onze il n'était déjà plus. C'est un épanchement dans la poitrine. Nous vous dirons les détails : Demain nous repartons pour le faire ensevelir, mais nous ne partirons pas avant dix heures du matin. Si vous pouviez venir auparavant, ce serait une grande satisfaction pour nous. Je ne puis vous en dire davantage. » (Ms n° 2023, Bibliothèque municipale de Grenoble).

 

4. Cf. Tourlet, Notice historique sur les principaux ouvrages du Philosophe Inconnu et sur leur auteur Louis-Claude de Saint-Martin, Archives littéraires de l’Europe, t. I, Paris, 1804.

 

5. « L'élu coën, chevalier a Tribus Oculis et grand profès (Lyon, 1779) Léonard-Joseph Prunelle de Lierre (ou de Lière), mandataire de la sœur du Philosophe inconnu pour sa succession littéraire, avait copié les exemplaires de Saint-Martin (FZ), après son décès ; les copies de Prunelle sont conservées à la Bibliothèque municipale de Grenoble (BMG) et Alice Joly en a publié une, n° 39, pour la première fois, in AJ, pl. VIII, h.t. entre p. 252-253. Voir un premier état sommaire des papiers de Prunelle de Lierre à la BMG in Bibliographie générale des écrits de Louis-Claude de Saint-Martin (Paris, l967, h.c. ; ex. communicables à la B.N.F. et à la bibliothèque de la Sorbonne ; A paraître dans I'Esprit des choses, à partir du n°18, 1997) ; cf. "Histoire du fonds Z", étude en tête du premier volume ("Franc-maçonnerie") de l'édition collective du fonds Z, à paraître. L'original de certaines copies de Prunelle manque dans le fonds Z ; l'édition collective de FZ , volume II ("Théurgie"), publie donc ces copies. » (R. Amadou, Préface aux Leçons de Lyon)

 

6. Bibliothèque de Lyon, MS 5829.

 

 

 

 

 

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